Génies et lutins
LE DRAC DE BEAUCAIRE
[Bouches-du-Rhône]
Il y avait jadis, dans le Rhône, un enchanteur, un esprit malfaisant qu’on appelait le Drac. Il avait son palais au fond du fleuve et se repaissait de sang humain. Ce Drac avait l’habitude de chasser de la manière suivante : quand il voyait une fille ou une femme occupée à laver au courant de l’eau, il faisait passer, presque à sa portée, une écuelle contenant un bijou ou quelque objet de parure bien séduisant. La coquette étendait la main, poussée par la convoitise, et l’écuelle s’éloignait si habilement, à mesure, que, bientôt, l’imprudente perdait l’équilibre, tombait dans le Rhône ; elle devenait, alors, la proie du Drac.
Quelquefois, il capturait aussi un enfant en lui montrant un joujou flottant sur l’eau ; ou bien parvenait-il à se saisir d’un marinier, en mettant une pièce d’or dans l’écuelle. Quoi qu’il en soit, tous ceux qu’il prenait disparaissaient pour toujours, car il les mangeait. Il gardait un peu de leur graisse pour se frotter les yeux, ce qui lui permettait de voir, à travers les ondes, les choses les plus cachées.
Un jour, une femme de Beaucaire, qui avait eu un enfant depuis quelques semaines à peine, était venue laver du linge sur le bord du Rhône ; elle vit le bijou fatal, chercha à l’atteindre, et fut enlevée par le Drac. Cette fois, le Drac ne mangea pas la femme. Il faut savoir que la femme de ce Drac venait d’accoucher, et qu’il fallait une nourrice pour son enfant, de sorte que la blanchisseuse de Beaucaire avait été capturée dans ce but. Cette nourrice ne fut pas malheureuse, on la soigna très bien ; elle nourrit comme il faut l’enfant du Drac, et l’éleva avec soin, jusqu’à ce qu’il eût sept ans.
A cette époque, la femme du Drac, émue de compassion vis-à-vis d’elle, et désireuse de lui témoigner sa reconnaissance pour les soins qu’elle avait prodigués à son nourrisson, lui permit de revoir le jour. Voilà donc la blanchisseuse revenue chez elle. Et, comme on le pense bien, son mari et ses enfants furent bien heureux, car on l’avait cru morte pendant longtemps. Après avoir consacré quelques jours à la joie de sa délivrance, la femme, dont nous parlons, reprit ses occupations. Or, un matin, étant sortie pour ses affaires avant le lever du jour, elle aperçut, sur la place de la ville, le Drac qui était venu dans le pays pour y chercher une proie humaine.
Ce Drac était invisible pour tout le monde ; c’est grâce à cette condition qu’il pouvait dérober des femmes et des enfants, sans être jamais poursuivi. Mais, en passant sept ans à son service, la nourrice avait acquis, par hasard, la singulière propriété de pouvoir le voir avec un de ses yeux, de sorte qu’elle le reconnut très bien.
La manière dont elle avait acquis la propriété de voir le Drac, quand celui-ci était invisible pour tout le monde, était assez étrange pour mériter d’être rapportée. En effet, nous avons dit tantôt que le Drac mangeait les individus qu’il parvenait à capturer ; nous avons ajouté qu’il prenait un peu de graisse pour en faire un baume avec lequel il se frottait les yeux, ce qui lui permettait de voir les choses cachées ; il s’en frottait le corps, aussi, ce qui le rendait invisible quand il le voulait.
Or, comme il désirait naturellement que son fils eut les mêmes qualités que lui, il avait remis à sa nourrice une petite boîte contenant le baume fait avec la graisse humaine, et lui avait commandé d’en frotter les yeux et le corps de son enfant, tous les soirs en le couchant. En outre, il lui avait ordonné, sous peine de mort, de se laver aussitôt les mains avec une eau particulière qu’il avait mise à sa disposition.
Un soir, sans y prendre garde, la nourrice s’était endormie sans se laver les mains, et, en se réveillant, elle se frotta l’oeil droit avec le doigt qui portait encore un peu de pommade, de sorte que, sans l’avoir cherché, elle avait bénéficié de la propriété de double vue du Drac.
Donc, voyant ce Drac, quoi qu’il fut invisible pour tout le monde, elle s’approcha de lui et lui demanda des nouvelles de sa famille. On comprend que le monstre, qui n’était pas habitué à être reconnu par ses victimes, fut singulièrement étonné ; et, comme lui-même ne la reconnaissait pas, il lui demanda qui elle était.
La crédule nourrice le lui dit… Or, la malheureuse fut cruellement punie de son imprudence, ainsi que du bon sentiment auquel elle avait obéi en demandant au Drac des nouvelles de sa femme et de son enfant, car, cet enchanteur se mit à causer avec elle, et, au moment où elle ne s’y attendait pas, il lui plongea le doigt dans l’œil, et le lui creva. Dès lors, la nourrice, devenue borgne, ne put plus le voir. Depuis, personne n’a plus pu le découvrir, quoi qu’il continue ses déprédations et qu’il dévore, de temps en temps, quelque innocent et quelque naïf qu’il attire à lui par la cupidité ou la coquetterie.
[Laurent, Jean-Baptiste Bérenger-Féraud, Superstitions et survivances, étudiées au point de vue de leur origine et de leur transformation, 1896]
CULÂ
[Vosges]
Culâ a plus mauvaise réputation encore (que le Sotré). C’est un enjôleur, un maître fourbe, un traître incapable du moindre bon mouvement. Toujours agité, toujours errant, il se présente sous mille formes, chandelle, cierge, lanterne, boule de feu, bouc aux yeux flamboyants. Passez-vous près d’une mare, entrez-vous dans l’un de ces terrains marécageux connus dans les Vosges sous le nom de feignes, et d’où le voyageur a tant de peine à sortir, une fois qu’il y a mis le pied, vous avez de grandes chances de voir Culâ se montrer à dix pas de vous. Gardez-vous de le suivre ! Il vous conduirait à votre perte, donnant à l’eau l’apparence de la terre ferme, à la terre ferme l’apparence de l’eau. Vous hâtez-vous de vous éloigner, il lui plaira souvent de vous accompagner, passant auprès de vous comme un éclair, courant devant, courant derrière, se tenant à vos côtés, tantôt à droite, tantôt à gauche, dansant, gambadant comme un fou. Ah ! s’il pouvait fatiguer vos yeux, les frapper d’éblouissement, quelle joie serait la sienne ! Il lui serait facile alors de vous entraîner au fond de quelque gouffre. Et c’est ce qu’il cherche en faisant le beau, l’aimable, l’empressé, car, si vous l’avez refusé comme guide, il a la prétention de se faire accepter comme compagnon. Ne songez pas à la saisir ! Si vous étendez la main sur lui, il se dérobe, s’évanouit, pour reparaître, presque aussitôt, en riant à se tordre. Le seul moyen que l’on ait de se débarrasser de ses importunités est de jurer comme un charretier : Culâ, qui a horreur des jurons, se précipite dans la première flaque d’eau venue, et vous voyez s’allumer tout à l’entour de l’endroit où il a plongé une multitude de petites flammes vertes, jaunes, bleues, rouges, tout cela dansant, sautillant à vous donner le vertige et à vous aveugler.
Culâ n’aime pas qu’on le rudoie et surtout qu’on le menace. Une nuit, un garçon lui dit : Sé té n’té recules mi, j’té reculerâ, mais ce fut bien lui, le vantard, qui dut reculer, et lestement, jusqu’à sa porte, ramené par Culâ.
[Léopold-François Sauvé, Le folk-lore des Hautes-Vosges, 1889]
LES PETITS HOMMES DE SAINT-AVIT
[Gers]
Il y avait autrefois, à Saint-Avit [Gers], un tisserand chargé de famille, et pauvre comme un furet. De son vrai nom, il se nommait Cluzet. Mais quand il fut devenu riche, les gens lui donnèrent, par jalousie, le sobriquet de Cagolouisdors (Chie louis d’or). Mon pauvre grand-père (Dieu lui pardonne !) m’a souvent conté comment ce tisserand fit fortune et vous allez le savoir.
Cluzet n’avait pas son pareil pour prendre les lapins en toute saison, au furet, au lacet, et pour les tuer à l’affût, même pendant les nuits les plus noires. Tous les ans, il faisait ainsi périr plus d’un milliers de ces bêtes, que sa femme et sa fille allait vendre, aux foires et marchés de Lectoure [Gers] et d’Astaffort [Lot-et-Garonne].
Les nobles et les riches bourgeois, qui aimaient la chasse, n’étaient pas contents. Ils traitaient Cluzet de canaille, de braconnier, et le dénonçaient aux gendarmes. Mais, lui ne faisait qu’en rire, car il mettait souvent les juges de Lectoure à même de manger de bons civets, qui ne leur coûtaient pas cher. Comme de juste, ces messieurs se gardaient bien de condamner un si brave homme. Un soir d’hiver, veille du premier de l’an, Cluzet mangeait la soupe avec tous les siens. Cela fait, il dit à sa femme : “Écoute, mie. C’est demain le jour des étrennes. Je veux faire cadeau de quelques lapins au président et aux juges de Lectoure. Couche les enfants, et monte au lit. Moi, je m’en vais à l’affût.”
Cluzet prit son fusil, son havresac, ses munitions, et partit. Il glaçait, et les étoiles brillaient dans le ciel noir et sans lune.
A peine le tisserand s’était-il mis à l’affût, parmi les rochers de Gère, qu’il entendit crier sous ses pieds : “Allons, fainéants. Dépêchez-vous. Il faut que tout soit prêt à minuit juste”. “Nous y allons, Maître. Nous n’avons que la nuit de la Saint-Sylvestre”.
Alors, Cluzet comprit que c’étaient les Petits Hommes qui se préparaient à leur travail de tous les ans ; et il demeura là, pour voir et entendre ce qui allait se passer.
A l’entrée d’un terrier, le Maître des Petits Hommes, un fouet à la main, regardait le ciel en criant : “Minuit. Allons, fainéants. Dépêchez-vous. Il faut que notre provende de toute l’année soit sous terre avant le lever du soleil. “Nous y allons, Maître. Nous n’avons que la nuit de la Saint-Sylvestre”.
Du terrier, décampaient, sous les coups de fouet du Maître, je ne sais combien de Petits Hommes, avec des faux, des faucilles, des fléaux à battre le blé, des serpettes, des paniers de vendangeurs, des jougs, des aiguillons, enfin ce qu’il faut pour récolter toutes choses, et pour conduire le bétail.
Les Petits Hommes partis, le Maître appela le tisserand. “Cluzet, veux-tu gagner un écu de six livres ? – Oui, certes, Maître des Petits Hommes. – Et bien, Cluzet, tu vas donner un coup de main à mes gens”
Une heure après, quelques Petits Hommes revenaient déjà de je ne sais où. Les uns conduisaient des charrettes grandes comme des moitiés de citrouilles, chargées de foin, de vendange, de maïs et de fruits de toutes sortes. Les autres ramenaient des boeufs et des vaches, pas plus grands que de petits chiens, des troupeaux de brebis, pas plus hautes que des belettes.
Cluzet avait fort à faire pour aider les Petits Hommes, qui, maintenant, arrivaient par centaines. Et toujours le Maître faisait claquer son fouet en criant : “Allons, fainéants. Dépêchez-vous. Il faut que notre provende soit sous terre, avant le lever du soleil. – Nous nous dépêchons, Maître. Nous n’avons que la nuit de la Saint-Sylvestre”.
Jusqu’au lever du soleil, toute la provende des Petits Hommes était sous terre.
Alors, le Maître dit au tisserand : “Cluzet, voici ton écu de six livres. Certes, tu l’as bien gagné. Veux-tu en gagner un autre ? – Oui, certes, Maître des Petits Hommes. – Et bien, Cluzet, tu vas donner encore un coup de main à mes gens.
Déjà, les Petits Hommes sortaient des creux des rochers, chargés de sacs pleins d’or jaune, de sacs pleins de louis et de quadruples d’Espagne. Et toujours, le Maître faisait claquer son fouet en criant : “Allons, fainéants. Dépêchez-vous. Nous avons une heure juste pour remuer les piles d’or jaune que nous gardons au creux des rochers. Si cet or ne voit pas le jour une fois par an, il se pourrit et devient rouge. Alors, il faut le jeter. “Nous y allons, Maître. Nous n’avons que la nuit de la Saint-Sylvestre”.
Cluzet avait fort à faire à vider les sacs et à remuer l’or jaune, pour lui faire voir le jour. Aussitôt, les Petits Hommes le reprenaient et l’emportaient vite, vite, au creux des rochers. Une heure après, le Maître fit claquer son fouet et cria : “Tiens, Cluzet, voici ton autre écu de six livres. Certes, tu l’as bien gagné. Mais mes gens sont des rien qui vaille. Par leur fainéantise, trois quintaux d’or jaune n’ont pas vu le jour depuis plus d’un an. Maintenant, voilà cet or pourri et rouge. Allons, canailles. Jetez dehors cette saloperie, qui nous empesterait sous terre”.
Les Petits Hommes obéirent. Ils jetèrent dehors les trois quintaux d’or rouge. Puis, ils disparurent avec le Maître, au fond du terrier.
Cluzet prit un louis d’or et une quadruple d’Espagne. Cela fait, il enterra le reste, et retourna chez lui.
“ – Et bien, mon homme, as-tu fait bonne prise ?
– Oui, mie. J’ai fait bonne prise.
– Montre un peu.
– Pas encore. J’ai des affaires pressées ailleurs.”
Sans prendre le temps de manger ni de boire, Cluzet partit pour la ville d’Agen, et entra dans la boutique d’un orfèvre.
“ – Bonjour, orfèvre. Regarde cet or rouge. Regarde ce louis d’or et cette quadruple d’Espagne. Sont-ils aussi bons que s’ils étaient en or jaune ?
– Oui, mon ami. Si tu veux, je vais te les changer contre des écus.”
L’argent compté, Cluzet repartit aussitôt pour Saint-Avit, sans prendre le temps de manger ni de boire. En arrivant, le pauvre homme n’en pouvait plus.
“ – Femme, vite, vite, la soupe. Vite, la miche et le piché. Je crève de faim et de soif. “
Le souper fini, le tisserand se mit au lit et ronfla quinze heures de suite. Mais, la nuit suivante, il partit en secret pour les rochers de Gère, et revint avec un quintal d’or rouge. Les deux autres nuits, il rapporta le reste. Alors, Cluzet appela sa femme.
“ – Regarde. N’avais-je pas raison de te dire que j’avais fait bonne prise, la nuit de la Saint-Sylvestre ? Maintenant, nous sommes riches. Il faut prendre du bon temps.”
Ce qui fut dit fut fait. Cluzet quitta Saint-Avit avec les siens, et ils s’en allèrent loin, bien loin, plus loin que Moissac, dans le pays de Quercy. Avec ses trois quintaux d’or rouge, Cluzet acheta là un grand bois, un moulin à eau à quatre meules, vingt métairies, et un beau château où il vécut longtemps heureux avec sa femme et ses enfants. C’était un brave homme, serviable pour ses voisins, et aumônier comme pas un. Cela ne l’empêcha pourtant pas d’être jalousé pour sa fortune. Voilà pourquoi on lui donna le sobriquet de Cagolouisdors.
[Raconté par Dupin, dit Brespos (Vèpres) propriétaire à la Bourdette, commune de Saint-Avit. Jean-François Bladé, Contes de Gascogne, 1886]
LE SERVANT CARABIN
Dans le hameau de Monan, qui fait partie du canton de Clairvaux, dans le Jura, il y avait, au commencement de ce siècle, un esprit familier qu’on appelait : le servant Carabin. Il soignait le gros bétail de l’étable avec une attention scrupuleuse, dans la maison ou il avait élu domicile. Un paysan, qui le vit un jour à cheval sur une porte, le dépeignait comme un homme maigre et mal vêtu. Seulement il portait un bonnet rouge, semblable à un bonnet phrygien, indice pour le paysan, de son origine diabolique. Il paraît que cet esprit familier, taciturne et tranquille, n’était pas tracassé par les garçons de la ferme dont il faisait, d’ailleurs, une bonne partie de la besogne ; on racontait qu’un de ces garçons, l’ayant un jour fâché par des propos déplaisants, fut soulevé de terre et heurté à toutes les poutres du plafond.
[Laurent, Jean-Baptiste Bérenger-Féraud, Superstitions et survivances, 1896]
L’ANE LUTIN
Un habitant de Thièvres (Somme), revenait un soir d’été, vers dix heures, de la fête d’un village voisin, Orville, situé à quelques kilomètres de là. La lune était dans son plein, et le paysan chantait à gorge déployée.
A deux kilomètres environ de son village, il fut étonné de voir une grande ombre se détacher à côté de la sienne sur le rideau en talus bordant la route. Cette ombre était celle d’un homme de gigantesque stature, comme il parut au paysan. Peu rassuré, ce dernier se retourna et en un instant l’homme se trouva changé en âne. Le paysan ne chanta plus.
– “Pour sûr, se dit-il, j’ai affaire à un lutin qui, pour me jouer quelque tour, vient ainsi de se changer en âne. Je donnerais gros pour être à la maison couché dans mon lit, à côté de ma femme, au lieu de me voir à cette heure en la compagnie de ce lutin.”
L’homme pressa le pas et l’âne pressa le pas ; l’homme s’arrêta et l’âne s’arrêta. Le paysan reprit sa route en courant et l’âne courut sur ses talons jusqu’à l’entrée du village. Mais là, le lutin disparut. L’homme s’en croyait définitivement débarrassé quand, arrivant à la porte de sa maison, il y retrouva le lutin. L’âne se rua sur lui, le frappa de grands coups de sabots et s’enfuit en poussant des hi ! han ! hi ! han ! à réveiller tout le village. Il était à une demi lieue de Thièvres qu’on entendait encore le bruit de ses sabots frappant le sol.
[Conté en 1881 par M. A. Bonnel, de Thièvres (Somme) – E. Henry Carnoy, Littérature orale de la Picardie, 1883]
NICOLE LE POISSON-LUTIN
Il y a environ une douzaine d’année, les pêcheurs de la côte de France, depuis Saint-Brieuc jusqu’à Saint-Malo, furent tourmentés par un gros poisson durant plus de trois mois. Les nombreuses prouesses de Nicole (c’est ainsi qu’on le nomma) font encore quelquefois le sujet des conversations parmi les marins de ces parages. Il n’était plus possible de pêcher en sécurité. Nicole traversait ou brouillait les filets ; quelquefois il les tirait si fortement qu’il les aurait enlevés, et force était de les amarrer aux bancs de la chaloupe, en attendant qu’il plût à Nicole de porter sur quelque autre objet son humeur batifolante. (…)
A Saint-Cast, auprès de Saint-Malo, les tracasseries de Nicole étaient si continuelles que les pêcheurs n’osaient sortir du port pour aller passer la nuit en dehors, parce que le poisson saisissait les câbles et les amenait dans la gande rade. (… )
Il paraît qu’on l’avait surnommé Nicole, du nom d’un officier qui, pendant la guerre, commandait une péniche armée, et s’était montré envers les pêcheurs d’une grande sévérité, fort ponctuel sur des règlements parfois gênants, et veillant rigoureusement à ce que les bateaux des pêcheurs rentrassent à heures fixes, sous peine de passer la nuit dehors. Les marins, un peu rancuneux, disaient plaisamment que c’était Nicole devenu poisson qui s’amusait encore à venir les tourmenter et leur faire de la misère.
Nicole est allé jusque dans la rade de Saint-Malo. On n’a pu ni le prendre, ni le tuer. Cependant, il ne s’effrayait pas facilement ; on l’a poursuivi avec plusieurs embarcations, on lui a tiré des coups de fusil qui ne l’ont jamais blessé.
On croit avoir reconnu que c’était un gros marsouin ; mais il allait toujours seul et n’accostait point les autres ; il avait l’aileron coupé. Au bout de trois mois et demi, il disparut, sans qu’on l’ait jamais revu depuis ni ailleurs.
[Le Magasin Pittoresque, 1835]
LE BAL DE LA SAINT-JEAN
Mon oncle avait conduit en Espagne un noble, dont je ne me rappelle pas le nom. Le voyage s’était bien fait ; et le noble était sorti de France par les montagnes de Saint-Jean-Pied-de-Port, qui est une ville du pays des Basques. Mon oncle s’en retournait tout seul, à travers les grandes Landes, à travers les bois de pins, avec cinquante louis d’or bien gagnés, qu’il portait, cachés sous ses habits, dans une ceinture de cuir. C’était un soir de la Saint-Jean. Il pouvait être à peu près huit heures.
Tout à coup, mon oncle entendit derrière lui un bruit de fer, et de chevaux lancés au grand galop.
– “Les gendarmes !”
Aussitôt, il s’élança hors de la route parmi les pins, et se cacha dans un fourré. Les gendarmes passèrent toujours au grand galop, et s’en allèrent je ne sais où. Alors, mon oncle pensa : “Assurément, ces gens-là ne courent pas après moi. Mais, le mieux est encore de ne pas me trouver sur leur passage. La nuit est belle. Je dormirai dehors, sous un pin.”
Mon oncle s’enfonça donc dans les bois et se coucha sur le sable, au pied d’un pin haut comme un clocher, en ayant soin de laisser à portée de main son couteau ouvert, et son bâton ferré par le bout. Il ne tarda guère à s’endormir. De petits cris le réveillèrent, juste au moment où les étoiles marquaient minuit.
– “Hi ! hi ! cirait-on, du haut du pin haut comme un clocher.
– Hi ! hi ! répondit-on, du sommet des autres pins.
– Hi ! hi !”
Ces cris venaient de sous terre. Ils venaient des herbes, des brandes et des ajoncs.
– “Hi ! hi !”
En même temps, tombaient sur le sable, comme la pluie, je ne sais combien d’esprits de toutes formes, mouches, vers luisants, demoiselles, grillons, cigales, papillons, lucanes, taons, guêpes, mais pas une seule abeille. De sous terre, sortaient d’autres esprits en forme de lézards, de crapauds, de grenouilles, de salamandres, en forme d’hommes et de femmes, hauts d’un pouce, et vêtus de rouge, avec des fourches d’or à trois pointes.
Aussitôt, tout ce monde se mit à folâtrer et danser en rond, sur le sable, au sommet des herbes, des brandes et des ajoncs. Les Esprits chantaient en dansant :
“Hi ! hi !
Toutes les herbettes
Qui sont dans les champs
Fleurissent et grainent
Le jour de la Saint-Jean
Hi ! hi”
A moitié mort de peur, mon oncle fit le signe de la croix. Mais, les Esprits chantaient toujours, en dansant :
“Hi ! hi !
Toutes les herbettes
Qui sont dans les champs
Fleurissent et grainent
Le jour de la Saint-Jean
Hi ! hi”
Alors, mon oncle n’eut plus peur et pensa :
– “Ces esprits n’ont rien à voir avec le Diable et son vilain monde. Ils ne veulent pas de mal aux Chrétiens.”
Tout à coup, les danses et les chants cessèrent. Les Esprits avaient aperçu mon oncle.
– “Homme, mon ami, n’aie pas peur. Viens, viens danser et chanter avec nous.
– Esprits, merci. Je viens de loin et je suis trop las pour faire comme vous.”
Alors, les Esprits se mirent à chanter en dansant :
“Hi ! hi !
Toutes les herbettes
Qui sont dans les champs
Fleurissent et grainent
Le jour de la Saint-Jean
Hi ! hi”
Le bal dura jusqu’à la pointe de l’aube. Aussitôt, les Esprits volants remontèrent au ciel, les autres rentrèrent sous terre ; et mon oncle se trouva seul, couché sur le sable, au pied d’un pin haut comme un clocher.
[Conté par feu Cazaux, de Lectoure, Jean-François Bladé, Contes populaires de la Gascogne, 1886]
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PAYEL OU LE LUTIN MAITRE-JEAN
A Bourg-des-Comptes, où il est appelé Payel, Maître-Jean est accusé d’avoir tué un homme. Cette accusation nous étonne, car c’est le seul crime qu’on lui reproche. Voici d’ailleurs ce qu’on nous a raconté :
A mi-côte du chemin étroit et tortueux qui descend de Bourg-des-Comptes au gracieux village de la Courbe, situé sur le bord de la Vilaine, on rencontre une sorte de carrefour appelé dans le pays : Les Trois Barrières. Cet endroit, au premier abord, n’a rien de mystérieux. Les Trois Barrières n’inspirent pas la moindre défiance : l’une est à gauche et les deux autres à droite de la route.
Le jour, les moins braves y vont sans crainte, mais la nuit, quand les troncs des vieux chênes prennent des aspects fantastiques, quand on entend le gémissement du vent dans les sapins du bois des Rondins, ou le bruit lugubre de la rivière, tombant d’un bief dans lautre, par-dessus la chaussée, les plus braves ont peur.
Les filles du bourg ou du village ne passent qu’en tremblant, et les gars pressent le pas, sifflent un air de noce ou entonnent une chanson de conscrit pour se donner du coeur c’est que les Trois Barrières, voyez-vous, n’ont pas une bonne renommée, tant s’en faut !
Pourquoi ? Ah ! pourquoi ? Parce que c’est l’endroit choisi par Payel pour jouer des tours au pauvre monde.
Si vous voyez, vers minuit, sur un talus ou dans un creux de fossé, une bête blanche, chien ou chat (on n’est pas bien sûr), qui vous regarde fixement avec des yeux de feu qui vont font froid dans le dos, méfiez-vous, c’est Payel. On ignore qui il est, et d’où il vient. Les uns pensent que c’est le diable qui prend cette forme pour tourmenter les gens (ça se pourrait ben, le gars n’est point gauche, et il en est ben capable). Les autres croient que c’est une espèce de mauvais génie, d’esprit malfaisant, une manière de sorcier.
Un homme du village de la Courbe, qui était venu travailler à Bourg-des-Comptes, retournait chez lui, sa journée faite, quand par malheur, il rencontra Payel aux Trois Barrières. Le failli chien se jeta sur lui, l’étrangla et l’emporta.
Le lendemain, on vit des traces de lutte, et un chat gris pendu à un pommier. Quant au pauvre homme, on n’en entendit plus jamais parler. D’autres assurent qu’on retrouva auprès d’une des barrières, son chapeau et ses sabots.
Ces choses-là ne sont point faites pour vous rassurer. Heureusement que Payel n’est pas toujours aussi méchant. Il peut arriver même qu’il vous laisse aller tranquillement en se contentant de vous regarder d’une façon inquiétante à travers les feuilles. Mais plus souvent, il commence par vous faire quelques niches. Il vous fait buter contre un caillou, ou vous jette votre chapeau à terre, et vous tire les cheveux quand vous passez sous une branche.
Oh ! ne vous rebiffez pas ! Oh ! ne vous mettez pas en colère contre lui ; n’essayez même pas de l’intimider par des gestes ou des menaces ; ne l’insultez pas et, surtout, n’allez pas l’appeler Payel, ou malheur à vous. Il se jettera dans vos jambes, vous fera tomber, vous cognera contre les arbres, vous entortillera dans les ronces et vous choquera la tête contre les pierres du chemin.
Il n’y a qu’un moyen de lui plaire ; mais il y en a un. Le croirait-on ? Il est sensible à la flatterie. Si jamais vous le rencontrez sur votre chemin, une nuit que vous vous serez attardé, ne vous éveillez pas, ne faites pas le Monsieur, tirez-lui ben joliment vot’bonnet ou vot’chapiau, et dites-lui, poliment, de votre plus douce voix : “Bonjour Jeannette. Oh ! que tu es gentille ! viens ma belle Jeannette”. Cela lui suffit, il ne vous en demande pas davantage. Appelez-le Jeannette et il est heureux. Quand vous lui aurez donné ce nom qu’il aime, vous pourrez errer sans crainte, et rester par les chemins à toute heure de jour et de nuit.
Aujourd’hui les jeunes gens se font gloire de ne plus croire ce que disent les vieux, mais combien y en a-t-il à la Courbe, gars et filles, de ceux qui font les braves à midi, et rient de tout ce qu’on voit dans les ténèbres, qui ne passeraient pas, à minuit, aux Trois Barrières, sans trembler comme des feuilles de peuplier.
(Conté par Julien Blandin, vieillard de 70 ans, à la Courbe en Bourg-des-Comptes, Adolphe Orain, Contes de l’Ille-et-Vilaine, 1901)
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NICOLE LE POISSON-LUTIN
Il y a environ une douzaine d’année, les pêcheurs de la côte de France, depuis Saint-Brieuc jusqu’à Saint-Malo, furent tourmentés par un gros poisson durant plus de trois mois. Les nombreuses prouesses de Nicole (c’est ainsi qu’on le nomma) font encore quelquefois le sujet des conversations parmi les marins de ces parages. Il n’était plus possible de pêcher en sécurité. Nicole traversait ou brouillait les filets ; quelquefois il les tirait si fortement qu’il les aurait enlevés, et force était de les amarrer aux bancs de la chaloupe, en attendant qu’il plût à Nicole de porter sur quelque autre objet son humeur batifolante. (…)
A Saint-Cast, auprès de Saint-Malo, les tracasseries de Nicole étaient si continuelles que les pêcheurs n’osaient sortir du port pour aller passer la nuit en dehors, parce que le poisson saisissait les câbles et les amenait dans la grande rade. (… )
Il paraît qu’on l’avait surnommé Nicole, du nom d’un officier qui, pendant la guerre, commandait une péniche armée, et s’était montré envers les pêcheurs d’une grande sévérité, fort ponctuel sur des règlements parfois gênants, et veillant rigoureusement à ce que les bateaux des pêcheurs rentrassent à heures fixes, sous peine de passer la nuit dehors. Les marins, un peu rancuneux, disaient plaisamment que c’était Nicole devenu poisson qui s’amusait encore à venir les tourmenter et leur faire de la misère.
Nicole est allé jusque dans la rade de Saint-Malo. On n’a pu ni le prendre, ni le tuer. Cependant, il ne s’effrayait pas facilement ; on l’a poursuivi avec plusieurs embarcations, on lui a tiré des coups de fusil qui ne l’ont jamais blessé.
On croit avoir reconnu que c’était un gros marsouin ; mais il allait toujours seul et n’accostait point les autres ; il avait l’aileron coupé. Au bout de trois mois et demi, il disparut, sans qu’on l’ait jamais revu depuis ni ailleurs.
[Le Magasin Pittoresque, 1835]
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