Seignolle et le fantastique paysan

Texte de mon intervention au colloque de Cerizy-la-Salle (14 au 21 août 2001) © Marie-Charlotte Delmas

Le terme de “fantastique paysan” m’agace un peu car il  servit en son temps à détracter l’oeuvre de Claude Seignolle. La littérature populaire, celle qui représente le peuple, a eu, comme nous le savons, un certain  mal à s’imposer vis-à-vis de la littérature avec un grand L. De nos jours,  la notion de littérature comporte toujours quelques zones un peu floues dans lesquelles s’engouffrent les débats récurrents autour du jugement esthétique des textes, lesquels conduisent parfois à des oppositions sans aucun fondement théorique, telle celle qui distingue, par exemple, littérature et littérature populaire.

Le sens premier du mot “Littérature”, qui s’est maintenu jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, a profondément marqué le Monde des Lettres.  En latin médiéval, “litteratura” définit la langue savante par rapport au “vulgaire”, le français.”  Et cette distinction (du savant et du vulgaire), s’est perpétuée par la suite. Aristote n’avait pas fait tant de manières lorsqu’il définissait le “poète” par l’utilisation du langage à des fins de mimésis, non pas pour décrire une réalité mais pour la feindre et la recréer. Sans aucun autre jugement de valeur.

On ne peut nier que l’essentiel de l’oeuvre de Claude Seignolle puise sa matière dans le folklore et, en grande partie, dans le folklore paysan, dans cet ensemble de traditions, de légendes et d’usages populaires d’un pays, au sens de terroir. Une matière qu’il connaît bien puisqu’il a passé une partie de sa vie à la recueillir. Mais, quand on parle du “fantastique paysan” pour qualifier un ensemble de récits de Claude Seignolle, de quoi parle-t-on ? D’une période particulière de son oeuvre ? Non. Jusqu’en 1974, année où il arrête d’écrire des histoires originales, les nouvelles dites paysannes alternent avec celles dont le cadre est parisien. S’il ne s’agit pas d’une période particulière de son oeuvre, il s’agit vraisemblablement d’une classe spécifique de récits qui partagent entre eux un certain nombre de traits communs. Pour parvenir à les déterminer, je me suis livrée à un rapide balayage de l’oeuvre romanesque de  Claude Seignolle afin de voir  ce qui au niveau du cadre diégétique, des personnages et des thèmes de ses romans et nouvelles était susceptible de différencier ou d’opposer fantastique “paysan” et fantastique “citadin”.

1. Le cadre diégétique 

Les histoires du cycle des Malédictions se situent, en effet, à la campagne. Elles s’opposeraient donc aux histoires parisiennes du cycle de la Nuit des Halles. Mais, cet élément est un peu faussé, puisque “campagne” ne s’oppose pas à “ville”, mais essentiellement à une ville, Paris. Hors, pour Claude Seignolle, Paris, et en particulier le quartier dans lequel il travaille à l’époque, celui des Halles, celui de la Cour des Miracles, est un terroir comme les autres, avec son lot de superstitions et de mystères. Les histoires dites citadines sont en fait des histoires parisiennes, comme il y a des histoires solognotes, périgourdines… et Claude sait nous le rappeler à l’occasion lorsqu’il compose de nouveaux recueils qui ont pour titre “Contes de Sologne”, “Contes fantastiques de Bretagne”, ou “La nuit des Halles”. De la même  façon, le recueil “Contes populaires et légendes de Paris” n’est qu’un tome parmi les autres recueils régionaux qui composent la collection qui paraîtra de 1974 à 1980 aux Presses de la Renaissance.

2. Les personnages

Les personnages, et en particulier les héros et héroïnes, appartiennent au monde paysan et s’expriment, ainsi que le narrateur, dans un langage émaillé d’expressions de terroir, ce qui a valu à la première édition du Rond des sorciers en 1946 quelques méchantes critiques. Dans les histoires paysannes de Seignolle, les personnages sont souvent de psychologie primaire. La vie est rude dans les campagnes, et si l’on y fait peu de sentiment, les haines et les passions y sont exacerbées. Les limites entre le bien et le mal sont floues, plus proches du paganisme que du christianisme qui a eu beaucoup de mal à s’imposer, même en récupérant les lieux et les superstitions locales. Seule la survie de l’homme compte, un homme à l’affût du moindre signe, tenaillé  par la  peur. Comme le dit Seignolle “Et si l’homme méchant vaut dix satan, l’homme crédule subit dix peurs qui risquent de le rendre mauvais comme vingt diables”. Et c’est le cas dans les histoires paysannes. La peur entraîne toujours la mort dans son cortège.

La peur du loup qui conduit au meurtre de Céline dans La Morsure de Satan. La peur des morts-vivants qui coûte la vie à L’homme qui avait toujours froid. La peur du diable et de l’enfer promis par le curé, qui conduit L’Odile  à tenter de s’immoler pour se purifier. La peur des sorciers et de l’envoûtement dans Un Exorcisme qui laissera  également un cadavre sur le sol de la grange. La peur de la sorcellerie et des revenants qui  hantent Le Rond des sorciers et conduiront Clément sur l’échafaud. La peur des légendes, comme celle du Huppeur, cet oiseau qui appelle les hommes la nuit pour les noyer dans les marais. Il est sûrement caractéristique que le renversement de cette légende soit  dû à un parisien :  “N’abattez jamais le Huppeur”.

3. Les thèmes

Les thèmes choisis par Seignolle sont basés sur des superstitions populaires liées au monde rural. Mais, les histoires parisiennes déclinent-elles un fantastique plus urbain ? Pour répondre à cette question, j’ai procédé à une répartition des thèmes en fonction de leur localisation. D’un côté, les superstitions uniquement paysannes, de l’autre les superstitions essentiellement parisiennes. Mais, très vite, il m’a fallu recourir à un troisième ensemble, de loin le plus important : celui des superstitions transversales. Car, Seignolle reste fidèle à la vérité folklorique, ce qui donne par ailleurs à son oeuvre une dimension ethnographique. Il dispose d’un riche matériau dont il va se servir pour mettre en scène chaque superstition dans son contexte. L’auteur du Folklore du Hurepoix sait aussi qu’il y a des thèmes récurrents que l’on trouve en Sologne comme aux portes de Paris. La plupart des superstitions  reposent sur nos peurs existentielles et les paysans dont nous sommes tous issus nous ont légué leur lot croyances en tous genres.

–      les superstitions uniquement paysannes

La vie du paysan est liée à la nature, aux récoltes qui lui permettront de subsister ; elle est liée à la bonne santé des troupeaux que les loups peuvent décimer – Marie la Louve n’a pas sa place à Paris, ni aucun meneur de loups. Il y a bien trop longtemps que ces bêtes ont quitté les environs de la capitale. Et sans loup, pas de loup garou, donc pas de Galoup parisien.

Ce n’est que dans le rude rapport de l’homme avec les éléments, avec la nature animale ou végétale, que peut subsister un certain animisme  “primitif”.  On trouve une identification de nature presque totémique entre l’animal et l’homme –  le héros de Celui qui s’y frotta prend peu à peu la place de son chat ; une identification entre l’arbre et la femme dans Une Santé de cerisier (le sorcier transmet la maladie de la femme à l’arbre, mais lorsqu’on abat, la femme meurt). Et dans ces deux histoires, planent l’ombre païenne de deux ennemis du clergé : le diable, pour la première et le sorcier, pour la seconde.

– les superstitions essentiellement citadines

De même que certains récits ne trouvent leur place qu’à la campagne, d’autres ne peuvent se dérouler qu’à Paris.

Si Le Chupador est parisien, c’est que les vampires ne font pas (ou plus) partie des monstres paysans. Ce mort-vivant associé en Europe aux grandes épidémies de peste et de choléra s’est évanoui avec elles. Il a perdu la vedette au profit de fantômes plus pernicieux comme les cauchemars qui vous étouffent pendant votre sommeil, les lavandières de nuit qui noient les passants nocturnes imprudents, les mâcheurs, les crieurs, les appeleurs…

A la campagne, il ne reste que des morts-vivants très traditionnels, comme Sainte-Hubertine,  qui sort de son tombeau pour tuer Moron dans son lit après une nuit de plaisir, ou le Seigneur puni de Un viol qui continue ses méfaits par delà les siècles. Il en va de même pour les fantômes de L’Auberge du Larzac qui assassinent les voyageurs égarés et les transforment à leur tour en meurtriers. Comme le vampire qui métamorphose sa victime en vampire.  Mais, ces derniers sont au rayon des Antiquités et il faut aller au Marché aux puces de Saint-Ouen pour dénicher leurs dents, comme le fera le héros de  Deux dents pas plus.

– les superstitions transversales

° les superstitions liées à la mort et aux revenants

La mort n’a pas de frontières. Elle va et vient. Dans Les chevaux de la nuit, l’Ankou breton viendra jusqu’à Paris chercher la proie qui lui a échappé. Dans Le Faucheur, elle fait le trajet inverse. Elle hante d’abord les propos  parisiens des clients de La Renommée, café de la rue Aubry-le-Boucher, et se présente ensuite au routier sur une route de Champagne.

Les morts s’échappent des cimetières où qu’ils soient. Pauvre Sonia s’en retourne au cimetière du Père Lachaise comme la vielle femme d’Un louis terreux qui laisse, chaque soir, une pièce d’or sur le siège du taxi qui l’y ramène. Et s’ils ne s’échappent pas, ils exigent de savoir ce qui se passe au-dessus de leur tête. L’homme qui ne pouvait mourir gagne une part de vie contre quelques informations.

Fantômes et revenants hantent pareillement les landes du Larzac et les rues de Paris où l’on rencontre l’héroïne de  L’impossédable.  Car l’homme, où qu’il soit, crée ses propres fantômes, comme le héros parisien de Un feuillet perdu qui ramasse la feuille que laisse tomber un clochard, feuille sur laquelle les lettres -elia- suffisent à le convaincre qu’il vient de croiser Gérard de Nerval.
Certains revenants habitent toujours les lieux où ils vécurent, que ce soit un appartement parisien comme dans  Les Roses d’en-haut ou Un vieux mélomane ou dans le château bordelais de La fille gagnée.

L’âme boiteuse, qui se transforme en rat et déambule dans Paris, a pour pendant Les âmes aigries transformées en limaces et contraintes de ramener et de  sculpter une pierre  afin de remplacer une statue de saint détruite par leurs aïeux durant la Révolution.

° les superstitions liées au diable

Comme la mort, le diable est partout. Partout, il tire les ficelles. Il lui arrive aussi de pactiser avec dieu. Et quand le diable part à la chasse aux âmes dans les églises c’est aussi bien à Saint-Merri dans Le Millième cierge que dans une petite chapelle de la vallée de la Dordogne dans La Vierge maudite.

Le diable est multiforme et change d’apparence, nous rappelle Seignolle dans les Évangiles qu’il lui consacre. S’il se fait forgeron dans Le diable en sabots, il met un masque dans les carnavals du Hurepoix dans la courte nouvelle Le cinquième.

° les superstitions liées aux objets maléfiques

Certains objets sont habités par le mal qui les a traversés. À la campagne, ce sont des restes de statue comme dans La Malvenue ou La main de pierre. A Paris, c’est un meuble : Le Bahut noir.

° superstitions  liées à la sorcellerie 

Les sorciers sont plus nombreux à la campagne. Ils ont en partie disparu en région parisienne lorsque Seignolle mène l’enquête sur le Hurepoix, mais on trouve néanmoins Le grand vendu, magicien maudit, qui déploie l’effroi dans le Marais parisien.

° les superstitions liées aux failles spatio-temporelles

Elles sont plus nombreuses à Paris que dans les campagnes.

Il y a des lieux chargés en maléfices dans la capitale, des lieux de tourment et de torture qui refusent de mourir. Les héros de « Non pas moi ? » et de « L’exécution »  en feront la sinistre expérience et y perdront la vie.

De l’urbanisme bouleversé de Paris émergent parfois les traces du passé comme en témoigne Le numéro 141 (rendez-vous dans un immeuble qui n’existe plus) ou  Et si c’était ?  où le héros se heurte aux murs d’un Paris disparu.

Mais le temps s’abolit aussi à la campagne. Quand le héros de Huppe et Pupuler rejoint son monastère après une promenade, il est loin de se douter que les siècles ont passé.

Curieusement, dans les histoires parisiennes, c’est toujours un héros du présent qui se trouve plongé dans le passé ; dans les histoires paysannes, c’est un héros du passé qui surgit dans le présent. Comme  si la ville était à la recherche de son passé et la campagne à celle de son futur. Mais est-ce si curieux ?

J’ajouterai pour en terminer sur ce survol des superstitions transversales qu’elles le sont à double titre puisque histoires paysannes et histoires parisiennes cohabitent dans la plupart des recueils.

Conclusion

Si le fantastique de Seignolle trouve sa source dans les superstitions  populaires d’origine paysanne, Paris ne peut pas être mis à part, il est bien un terroir comme les autres. Les histoires parisiennes sont le plus souvent nocturnes, comme si la nuit restait un peu la campagne de la ville. La cité et son animation s’y abolissent. La ville devient vulnérable.

Claude Seignolle a coutume de dire qu’avant de commencer à écrire, il a réalisé une grande fresque composée de toutes les superstitions qu’il voulait traiter. Ensuite, il a travaillé comme un artisan, développant à chaque fois un détail de la fresque dans le contexte qui lui était propre. Lorsqu’il a terminé le dernier morceau, il s’est arrêté. C’était en 1974 et il savait que son travail était fini, son oeuvre achevée. Qu’il n’avait plus rien à ajouter, qu’il n’y avait plus rien à explorer dans la fresque.

Le fantastique, dans l’oeuvre de Claude Seignolle, repose sur les superstitions populaires, des superstitions déclinées dans un contexte traditionnel (au sens de respect des traditions) et c’est ce qui fait son originalité, ce qui fait sans doute que cette oeuvre passera le temps.  Il me semble donc que ce que l’on nomme fantastique paysan n’est en fait que la scription et la mise en scène d’une pensée primitive, d’une pensée ouverte à la magie et au surnaturel et je pense avoir démontré que celle-ci dépasse largement le cadre de la paysannerie. Ou alors, il faut entendre le  terme “paysan” comme la pensée primitive qui réside dans l’individu, le côté obscur qui nourrit ses superstitions. Mais n’est-ce pas ce côté obscur qui génère “l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel.” ?  ou encore, qui  permet “une intrusion brutale du mystère dans le cadre de  la vie quotidienne.” ? Si c’est le cas, ces deux définitions du fantastique, la première de Georges Castex dans Le conte fantastique en France de Nodier à Maupassant et la seconde de Tzvetan Todorov dans son  Introduction à la littérature fantastique recouvrent, me semble-t-il,  parfaitement l’oeuvre romanesque de Claude Seignolle, sans qu’il soit besoin d’ajouter au terme fantastique un quelconque qualificatif.

Je voudrais terminer ce bref cheminement de ma réflexion sur le fantastique paysan, par une parole de Claude Seignolle. Il y a quelques jours, nous évoquions la lettre que m’avait envoyé une petite lectrice après la lecture de l’un des mes romans. Je soulignais le fait que les enfants avaient tout de suite adhéré à mes histoires basées, elles aussi, sur les superstitions populaires et paysannes, ainsi qu’aux adaptations pour la jeunesse que j’avais réalisées à partir de ses propres textes. Ils manifestaient en cela leur ouverture à  cet imaginaire résiduel des croyances primitives.  “Tant mieux” me  répondit Claude et il ajouta “Il est possible qu’un jour, les enfants soient les derniers paysans”.

Retrouvez la totalité des communications dans « Seignolle et le fantastique », Colloque de Cerizy-la-Salle, Hesse, 2002