Les mystérieux jets de pierre de la rue des Grès à Paris en 1849

Les mystérieux jets de pierre de la rue des Grès en 1849

 

 

 

 

 

 

 

Récit publié par Jean-Eudes de Mirville dans son ouvrage Des esprits et de leurs manifestations diverses, Tome 1, Paris, 1863.

 

Photo de la rue des Grès avant sa disparition. 

Le 2 février [1849], on lisait dans la Gazette des Tribunaux :

Un fait des plus singuliers, fait qui se reproduit chaque soir, chaque nuit depuis trois semaines, sans que les recherches les plus actives, la surveillance la mieux entendue, la plus persistante, aient pu en faire découvrir la cause, met en émoi tout le quartier populeux de la Montagne-Sainte-Geneviève, de la Sorbonne et de la place Saint-Michel. Voici ce que constate, d’accord avec la clameur publique, la double enquête judiciaire et administrative à laquelle on procède sans désemparer depuis plusieurs jours :

Dans les travaux de démolition ouverts pour le percement d’une rue nouvelle, qui doit joindre la Sorbonne au Panthéon et à l’École de droit, en traversant la rue des Grès, à la hauteur de l’ancienne église qui a successivement servi d’école mutuelle et de caserne d’infanterie, se trouve, l’extrémité d’un terrain où existait autrefois un bal public, le chantier d’un marchand de bois au poids et de charbon, chantier que borne une maison d’habitation, élevée d’un seul étage avec greniers. C’est cette maison, éloignée de la rue d’une certaine distance et séparée des habitations en démolition par les larges excavations de l’ancien mur d’enceinte de Paris construit sous Philippe-Auguste et mis à découvert par les travaux récents, qui se trouve chaque soir et toute la nuit assaillie par une grêle de projectiles qui, par leur volume, par la violence avec laquelle ils sont lancés, produisent des dégâts tels, qu’elle est percée à jour, que les châssis des fenêtres, les chambranles des portes sont brisés réduit en poussière comme si elle eût soutenu un siège à l’aide de la catapulte ou de la mitraille.

D’où viennent ces projectiles, qui sont des quartiers de pavé, des fragments de démolition, des moellons entiers, qui, d’après leur poids et la distance d’où ils proviennent, ne peuvent évidemment être lancés de main d’homme ? C’est ce qu’il a été jusqu’à présent impossible de découvrir. En vain a-t-on exercé sous la direction personnelle du commissaire de police et d’agents habiles, une surveillance de jour et de nuit ; en vain le chef du service de sûreté s’est-il rendu avec persistance sur les lieux ; en vain a-t-on lâché chaque nuit dans les enclos environnants des chiens de garde, rien n’a pu expliquer le phénomène que, dans sa crédulité, le peuple attribua à des moyens mystérieux ; les projectiles ont continué de pleuvoir avec fracas sur la maison, lancés à une grande hauteur au-dessus de la tête de ceux qui s’étaient placés en observation jusque sur le toit des maisonnettes environnantes, paraissant provenir d’une très grande distance, et atteignant leur but avec une précision en quelque sorte mathématique, et sans qu’aucun parut dévier dans sa courbe parabolique, du but invariablement désigné.

Deux jours après, le même journal disait encore :

Le fait singulier et demeuré jusqu’à ce moment inexplicable que nous avons signalé ce matin, du jet de projectiles considérable contre la maison d’un marchand de bois et de charbon, rue Neuve-de-Cluny, proche de la place du Panthéon, a continué de se produire aujourd’hui encore, malgré la surveillance incessante exercée sur les lieux mêmes.

A onze heures, alors que des agents étaient échelonnés sur tous les points avoisinants, une pierre énorme est venue frapper la porte (barricadée) de la maison. A trois heures, le chef intérimaire du service de sûreté et cinq ou six de ses principaux subordonnés étant occupés à s’enquérir près des maîtres de la maison de différentes circonstances, un quartier de moellon est venu se briser à leurs pieds comme un éclat de bombe.

On se perd en conjectures. Les portes, les fenêtres sont remplacées par des planches clouées à l’intérieur pour que les habitants de la maison ne puissent pas être atteints, comme ont été leurs meubles et jusqu’à leurs lits, brisés par les projectiles. »

Ce phénomène dura trois semaines environ, messieurs ; toujours mêmes précautions mêmes dégâts même impossibilité de saisir un coupable. Cependant tout cessa, et le public parisien, si vivement intrigué pendant un temps, accepta, ne fût-ce que pour se reposer, nous ne savons plus quelle absurde solution.

L’hiver suivant, nous trouvant à Paris, et voulant en avoir le cœur net, nous allâmes demander quelques renseignements à la police d’abord et à la Gazette des Tribunaux ensuite. La première nous répondit qu’on avait fini par croire que c’était le propriétaire de la maison lui-même qui, on ne sait troppar quel calcul, par quelle spéculation, avait voulu la discréditer ; la seconde nous affirma que c’était un mauvais plaisant qui jouait ces tours au pauvre homme, et que M. le commissaire de police l’avait pris sur le fait et fait mettre en prison… « Mais, comment s’appelait-il ?…  – On l’ignore… – A quelle prison peut-il être ? … – Demandez au commissaire de police, il se fera un vrai plaisir de vous le dire. »

Ces réponses assez divergentes, quoique émanant de deux autorités officielles, nous parurent plus que suspectes, et nous crûmes reconnaître le sceau de toutes les précédentes. Alors nous nous rendîmes dans le quartier, nous visitâmes la maison, nous causâmes avec le maître charbonnier Lerible, à qui elle appartient. Après un récit très détaillé de la chose, le bonhomme ajouta dans un style que nous vous demandons, messieurs, la permission de conserver : « Mais, croiriez-vous bien, monsieur, qu’ils ont eu la simplicité de m’accuser de tout cela, moi, propriétaire, moi qui ai été plus de trente fois à la police pour la prier de me débarrasser ; moi qui, le 29 janvier, ai été trouver le colonel du 24e, qui m’a envoyé un peloton de ses chasseurs ? J’avais beau leur dire : « Croyez que c’est moi, si ça vous amuse, ça ne change rien à la chose ; allez toujours, dites-moi seulement comment je m’y prends et trouvez-moi l’individu que je fais travailler, puisque vous voyez bien que ce n’est pas moi, qui suis auprès de vous ; ainsi, que ce soit moi ou bien que ce soit un autre qui l’emploie, amenez-moi mon particulier. Ça vous regarde, et vous n’aurez pas servi un ingrat… » Mais, bah ! monsieur, ils ont bien fait ce qu’ils ont pu, les pauvres diables, mais ils n’ont mis la main sur personne ; et puis, une supposition encore, que ce fût moi qui me démolisse ; dites donc un peu, est-ce que j’aurais meublé ma maison tout exprès avec de beaux meubles tout neufs, comme je venais de le faire un mois auparavant ? Est-ce que j’aurais laissé tout mon petit mobilier dans ce buffet à glaces que les pierres paraissaient ajuster ? Tenez, monsieur… » Et le pauvre homme nous montrait tous les fragments de sa vaisselle brisée, de sa pendule, de ses bocaux à fleurs, de ses glaces, débris qu’il évaluait à quinze cents francs, ce qui ne nous étonnait pas, et, dans le fait, nous trouvions sa défense assez valable, surtout lorsqu’il ajoutait : « Et moi donc, est-ce que je n’aurais pas commencé par me mettre à l’abri ? est-ce que ces pierres ne tombaient pas sur moi encore plus rudement que sur les autres ? Tenez, voyez encore cette blessure près de la tempe, savez-vous bien que je pouvais y rester ? Ah ! monsieur, il faut convenir qu’il y a des gens qui sont drôles ! »

Note de l’auteur : Un détail bien curieux est celui qu’il nous fit admirer ; cette chambre était remplie de pierres et de fragments de tuiles longs et plats ; cette forme nous frappa. – Par quel hasard ? lui dîmes-nous … – Voilà, monsieur ; c’est que j’avis fermé mon volet. Et remarquez bien cette fente-là – Effectivement, c’est une fente très longue et très étroite – Eh bien ! monsieur, à partir du moment où j’eus fermé mon volet, toutes les pierres eurent cette forme que vous leur voyez, et toutes arrivaient par cette fente, qui a à peu près leur largeur ! Nous restâmes confondu devant l’adresse des jongleursqui visaient aussi juste et à une aussi grande distance. C’était à le donner en cent mille aux plus habiles, encore en les plaçant à vingt-cinq pas, au lieu d’un kilomètre pour le moins.

Ce brave homme nous avait intéressé mais nous voulûmes questionner ses voisins ; nous nous adressâmes donc à plusieurs, entre autres à un grand libraire, qui forme l’angle de la rue dans laquelle se trouve situe cette maison. Ainsi que les autres, il regardait la chose comme absolument inexplicable, et trouvait l’accusation de jonglerie plus absurde que tout le reste.

Alors nous nous rendîmes chez le commissaire de police ; il était absent malheureusement, mais ses deux secrétaires occupaient son bureau, et celui qui le remplaçait nous répondit : « M. le commissaire de police vous affirmerait comme moi, monsieur, que, malgré nos infatigables recherches, on n’a jamais pu rien découvrir et je peux vous assurer à l’avance QU’ON NE DÉCOUVRIRA JAMAIS RIEN. – Merci, monsieur ; nous en étions aussi parfaitement sûrs mais nous tenions à vous l’entendre dire. »

Ainsi, puisée à la police d’abord, puis à la Gazette qui nous avait appris les faits, l’explication pouvait nous paraître officielle … Elle l’était ni plus ni moins que toutes les autres !