Les fées du bois de la Folie (Somme)

Il y avait une fois un pauvre berger, maigre, chétif, petit, et bossu par-dessus le marché : il s’appelait Casimir. Dans le même village était un autre bossu, petit aussi, mais gros, gras et surtout riche : il était tailleur et s’appelait Isidore.

Casimir était bon, gai, et entendait bien la plaisanterie ; le premier à parler ou à rire de sa  bosse, bien que très ennuyé de l’avoir, il était aimé de tout le monde. Isidore, au contraire, arrogant parce qu’il se savait riche, n’avait point d’amis. Dès qu’il voyait rire autour de lui, il croyait qu’on se moquait de sa bosse. Il méprisait tout le monde, et surtout Casimir.

Casimir, un soir, revenant de souper à la ferme, regagnait sa cabane, ses chiens et ses moutons parqués au milieu de la plaine ; il suivait, seul, le grand chemin de Saint-Mathurin, lorsqu’en passant près du petit bois de la Folie, il lui sembla entendre des voix de femmes chanter des rondes. Casimir vivait, jour et nuit, la moitié de l’année dans la plaine ; il la connaissait dans tous ses détails : champs et bois. Il savait bien qu’au milieu du bois de la Folie se trouvait une grosse pierre, très ancienne, appelée Pierre-aux-Fées ; mais il n’y avait jamais vu de fées. Les rondes continuaient ; Casimir, intrigué, s’avança doucement dans le petit sentier qui conduisait vers la pierre… Il faisait un beau clair de lune ; avançant toujours dans l’ombre, Casimir aperçut enfin des fées qui dansaient en rond et chantaient, en se tenant les mains. Tout habillées de blanc, elles étaient belles à ravir ; le pauvre Casimir ébloui les contemplait à son aise, à peine à dix pas d’elles. Voulant encore s’approcher plus près, il heurta du pied une branche sèche ; au bruit, toutes se détournèrent de son côté. Il fut aussitôt entouré par les fées qui, toujours dansant, toujours chantant, l’emmenèrent auprès de la pierre.

Casimir n’était pas rassuré, bien qu’elles n’eussent pas l’air méchantes. Ses craintes redoublèrent lorsque la plus belle des fées (c’était la reine) lui dit :
– Comment oses-tu, petit homme, venir dans nos domaines et troubler nos réjouissances ? Sais-tu que nous punissons tous ceux que la curiosité amène parmi nous ?
La belle fée s’arrêta de parler, car toutes se mirent à crier :
– Il faut le punir ! Il faut le punir !

Casimir aurait bien voulu être loin de là, auprès de sa cabane. Heureusement, la belle fée reprit :
– Je te connais, tu es Casimir le bon berger ; je te vois, le soir, rêver auprès de tes moutons ; je sais que, malgré ta pauvreté, tu aimes à faire le bien. C’est pour cela que, non seulement ta curiosité ne sera pas punie, mais tes bonnes actions seront récompensées.

Les autres fées regardaient maintenant Casimir avec bonté et répétaient :
– C’est le bon Casimir ! C’est le bon Casimir !
La belle fée continua :
– Dis-moi ce que tu désires ; veux-tu être riche ? J’ai là, sous cette pierre, beaucoup d’or et beaucoup d’argent. Veux-tu être débarrassé de ta bosse ? Choisis.

Casimir hésita un moment. Être riche, c’était bien tentant ; mais n’avoir plus cette bosse, devenir semblable à tous les autres hommes, c’était encore plus séduisant. Il dit :
– Gardez votre or et votre argent ; soulagez-moi de ce fardeau que je porte depuis ma naissance et je vous bénirai.
Aussitôt toutes les fées l’entourèrent, lui frottèrent le dos avec un onguent merveilleux, puis disparurent sans qu’il pût se rendre compte par où elles avaient passé. Casimir porta la main à son dos : plus de bosse ! Heureux et léger, il regagna sa cabane, mais ne put dormir de la nuit.

Le lendemain, tout le pays fut étonné de voir Casimir sans sa bosse. On l’interrogea ; il répondit que les fées du bois de la Folie la lui avaient enlevée.
Isidore, avant midi, connaissait la nouvelle ; il en fut d’abord jaloux ; puis il pensa que les fées pourraient le soulager de la sienne. Mais auparavant, il voulut être certain que Casimir était droit. Il partit à travers la plaine, afin d’y rencontrer le berger. Il le vit, en effet, droit, alerte, auprès de ses moutons.

 Pour la première fois de sa vie, il alla lui parler.
– J’ai appris avec plaisir l’heureux événement qui vous est arrivé, et comme ancien confrère, je viens vous en féliciter.
– Je vous en remercie, monsieur Isidore, répondit Casimir, je suis bien heureux, je vous assure.
– Moi aussi, je voudrais bien être débarrassé de ma bosse, est-ce bien vrai que ce sont les fées de la Folie qui vous ont enlevé la vôtre ?
– Oui, monsieur Isidore ; mais je ne vous engage pas à aller les déranger ; je crains qu’elles ne vous rendent pas le même service qu’à moi.
– Et pourquoi, monsieur le berger ! répliqua Isidore qui supposa aussitôt que Casimir désirait le voir conserver sa bosse.
– Je ne sais pas, monsieur Isidore ; c’est une simple idée du pauvre berger ; à votre place, je n’irais pas.

Le soir même, Isidore était caché auprès de la Pierre-aux-fées, avant le lever de la lune.
Il était là, inquiet de ce que lui avait dit Casimir, impatient de ne voir rien venir, quand tout à coup, sans qu’il pût voir d’où elles sortaient, les fées apparurent. Elles se tenaient les mains et allaient commencer leurs rondes et leurs chants quand elles aperçurent Isidore, tapi dans son coin.
Alors la belle fée qui avait parlé à Casimir dit à Isidore :
– Comment oses-tu, petit homme, venir dans nos domaines et troubler nos réjouissances ? Sais-tu que nous punissons tous ceux que la curiosité amène parmi nous ?
– Il faut le punir ! Il faut le punir ! crièrent les autres fées.
Isidore tremblait de tous ses  membres ; il se hasarda à répondre :
– Madame la fée, vous avez soulagé Casimir de sa bosse, débarrassez-moi de la mienne, je vous apporterai beaucoup d’argent, car je suis riche.
– Casimir  est bon, charitable, reprit la belle fée, il méritait une récompense ; tandis  que toi, tu es méchant et arrogant ; nous n’avons pas besoin de ton argent ; tu vas être puni.
– Il faut lui ajouter la bosse de Casimir, dit une des fées.
– Oui, oui, oui ! répétèrent les autres fées.

Isidore se sentit bousculé, frotté, et ne vit plus rien autour de lui. Mais il sentit comme un fardeau sur son dos ; il y porta la main ; elle ne put atteindre le sommet de sa bosse.
Depuis ce jour Isidore n’ose plus sortir de chez lui tellement il est honteux de lui-même, jaloux de Casimir et furieux contre tout le monde. Il doit porter maintenant la bosse du berger et la sienne.

Félix Chapisseau, Le folklore de la Beauce et du Perche, 1902.