Marie-Charlotte Delmas

Auteure & scénariste - Historienne des croyances et superstitions populaires

Les petits hommes de Saint-Avit (Gers)

Il y avait autrefois, à Saint-Avit [Gers], un tisserand chargé de famille, et pauvre comme un furet. De son vrai nom, il se nommait Cluzet. Mais quand il fut devenu riche, les gens lui donnèrent, par jalousie, le sobriquet de Cagolouisdors (Chie louis d’or). Mon pauvre grand-père (Dieu lui pardonne !) m’a souvent conté comment ce tisserand fit fortune et vous allez le savoir.
Cluzet n’avait pas son pareil pour prendre les lapins en toute saison, au furet, au lacet, et pour les tuer à l’affût, même pendant les nuits les plus noires. Tous les ans, il faisait ainsi périr plus d’un milliers de ces bêtes, que sa femme et sa fille allait vendre, aux foires et marchés de Lectoure [Gers] et d’Astaffort [Lot-et-Garonne].
Les nobles et les riches bourgeois, qui aimaient la chasse, n’étaient pas contents.    Ils traitaient Cluzet de canaille, de braconnier, et le dénonçaient aux gendarmes. Mais, lui ne faisait qu’en rire, car il mettait souvent les juges de Lectoure à même de manger de bons civets, qui ne leur coûtaient pas cher. Comme de juste, ces messieurs se gardaient bien de condamner un si brave homme. Un soir d’hiver, veille du premier de l’an, Cluzet mangeait la soupe avec tous les siens. Cela fait, il dit à sa femme : “Écoute, mie. C’est demain le jour des étrennes. Je veux faire cadeau de quelques lapins au président et aux juges de Lectoure. Couche les enfants, et monte au lit. Moi, je m’en vais à l’affût.”
Cluzet prit son fusil, son havresac, ses munitions, et partit. Il glaçait, et les étoiles brillaient dans le ciel noir et sans lune.
A peine le tisserand s’était-il mis à l’affût, parmi les rochers de Gère, qu’il entendit crier sous ses pieds : “Allons, fainéants. Dépêchez-vous. Il faut que tout soit prêt à minuit juste”. “Nous y allons, Maître. Nous n’avons que la nuit de la Saint-Sylvestre”.
Alors, Cluzet comprit que c’étaient les Petits Hommes qui se préparaient à leur travail de tous les ans ; et il demeura là, pour voir et entendre ce qui allait se passer.
A l’entrée d’un terrier, le Maître des Petits Hommes, un fouet à la main, regardait le ciel en criant : “Minuit. Allons, fainéants. Dépêchez-vous. Il faut que notre provende de toute l’année soit sous terre avant le lever du soleil. “Nous y allons, Maître. Nous n’avons que la nuit de la Saint-Sylvestre”.
Du terrier, décampaient, sous les coups de fouet du Maître, je ne sais combien de Petits Hommes, avec des faux, des faucilles, des fléaux à battre le blé, des serpettes, des paniers de vendangeurs, des jougs, des aiguillons, enfin ce qu’il faut pour récolter toutes choses, et pour conduire le bétail.
Les Petits Hommes partis, le Maître appela le tisserand. “Cluzet, veux-tu gagner un écu de six livres ? – Oui, certes, Maître des Petits Hommes. – Et bien, Cluzet, tu vas donner un coup de main à mes gens”
Une heure après, quelques Petits Hommes revenaient déjà de je ne sais où. Les uns conduisaient des charrettes grandes comme des moitiés de citrouilles, chargées de foin, de vendange, de maïs et de fruits de toutes sortes. Les autres ramenaient des boeufs et des vaches, pas plus grands que de petits chiens, des troupeaux de brebis, pas plus hautes que des belettes.

Cluzet avait fort à faire pour aider les Petits Hommes, qui, maintenant, arrivaient par centaines. Et toujours le Maître faisait claquer son fouet en criant : “Allons, fainéants. Dépêchez-vous. Il faut que notre provende soit sous terre, avant le lever du soleil. – Nous nous dépêchons, Maître. Nous n’avons que la nuit de la Saint-Sylvestre”.

Jusqu’au lever du soleil, toute la provende des Petits Hommes était sous terre.
Alors, le Maître dit au tisserand : “Cluzet, voici ton écu de six livres. Certes, tu l’as bien gagné. Veux-tu en gagner un autre ? – Oui, certes, Maître des Petits Hommes. – Et bien, Cluzet, tu vas donner encore un coup de main à mes gens.
Déjà, les Petits Hommes sortaient des creux des rochers, chargés de sacs pleins d’or jaune, de sacs pleins de louis et de quadruples d’Espagne. Et toujours, le Maître faisait claquer son fouet  en criant : “Allons, fainéants. Dépêchez-vous. Nous avons une heure juste pour remuer les piles d’or jaune que nous gardons au creux des rochers. Si cet or ne voit pas le jour une fois par an, il se pourrit et devient rouge. Alors, il faut le jeter. “Nous y allons, Maître. Nous n’avons que la nuit de la Saint-Sylvestre”.
Cluzet avait fort à faire à vider les sacs et à remuer l’or jaune, pour lui faire voir le jour. Aussitôt, les Petits Hommes le reprenaient et l’emportaient vite, vite, au creux des rochers. Une heure après, le Maître fit claquer son fouet et cria : “Tiens, Cluzet, voici ton autre écu de six livres. Certes, tu l’as bien gagné. Mais mes gens sont des rien qui vaille. Par leur fainéantise, trois quintaux d’or jaune n’ont pas vu le jour depuis plus d’un an. Maintenant, voilà cet or pourri et rouge. Allons, canailles. Jetez dehors cette saloperie, qui nous empesterait sous terre”.
Les Petits Hommes obéirent. Ils jetèrent dehors les trois quintaux d’or rouge. Puis, ils disparurent avec le Maître, au fond du terrier.
Cluzet prit un louis d’or et une quadruple d’Espagne. Cela fait, il enterra le reste, et retourna chez lui.
“ – Et bien, mon homme, as-tu fait bonne prise ?
– Oui, mie. J’ai fait bonne prise.
– Montre un peu.
– Pas encore. J’ai des affaires pressées ailleurs.”
Sans prendre le temps de manger ni de boire, Cluzet partit pour la ville d’Agen, et entra dans la boutique d’un orfèvre.
“ – Bonjour, orfèvre. Regarde cet or rouge. Regarde ce louis d’or et cette quadruple d’Espagne. Sont-ils aussi bons que s’ils étaient en or jaune ?
– Oui, mon ami. Si tu veux, je vais te les changer contre des écus.”
L’argent compté, Cluzet repartit aussitôt pour Saint-Avit, sans prendre le temps de manger ni de boire. En arrivant, le pauvre homme n’en pouvait plus.
“ – Femme, vite, vite, la soupe. Vite, la miche et le piché. Je crève de faim et de soif. “
Le souper fini, le tisserand se mit au lit et ronfla quinze heures de suite. Mais, la nuit suivante, il partit en secret pour les rochers de Gère, et revint avec un quintal d’or rouge. Les deux autres nuits, il rapporta le reste. Alors, Cluzet appela sa femme.
“ – Regarde. N’avais-je pas raison de te dire que j’avais fait bonne prise, la nuit de la Saint-Sylvestre ? Maintenant, nous sommes riches. Il faut prendre du bon temps.”
Ce qui fut dit fut fait. Cluzet quitta Saint-Avit avec les siens, et ils s’en allèrent loin, bien loin, plus loin que Moissac, dans le pays de Quercy. Avec ses trois quintaux d’or rouge, Cluzet acheta là un grand bois, un moulin à eau à quatre meules, vingt métairies, et un beau château où il vécut longtemps heureux avec sa femme et ses enfants. C’était un brave homme, serviable pour ses voisins, et aumônier comme pas un. Cela ne l’empêcha pourtant pas d’être jalousé pour sa fortune. Voilà pourquoi on lui donna le sobriquet de Cagolouisdors.


[Raconté par Dupin, dit Brespos (Vèpres) propriétaire à la Bourdette, commune de Saint-Avit. Jean-François Bladé, Contes de Gascogne, 1886]