Marie-Charlotte Delmas

Auteure & scénariste - Historienne des croyances et superstitions populaires

La demoiselle d'Héauville (Manche)

Héauville se trouve au nord de Diélette, à quelque distance de la côte. Voici ce qu’on m’a raconté sur une demoiselle qui se promène la nuit sur la lande de cette petite commune. Les faits se seraient passés assez récemment.
Un forgeron d’Héauville revenait de Cherbourg avec une somme de charbon de terre ; une fois arrivé dans la lande, il vit tout à coup une belle demoiselle vêtue de blanc et plus grande que nature marcher devant lui. Il comprit bien vite à qui il avait affaire et ne s’effraya pas trop.
– Ah ! mademoiselle, lui dit-il, vous v’là belle assez. Vous avez de beaux souliers et une belle robe. Allez-vous vous marier ?
Il s’approcha pour toucher la robe. Mais la demoiselle, qui marchait à côté du cheval, fit un mouvement d’épaule et jeta la charge à terre.
–  Mademoiselle, lui dit le forgeron, vous avez tort de vous fâcher, je ne vous veux pas de mal.
Il rechargea son charbon non sans peine. La demoiselle continua à accompagner le forgeron, mais en lui faisant insensiblement changer de chemin, et quand ils furent arrivés près d’une mare assez profonde, elle poussa brusquement le sac dans l’eau, espérant sans doute que son compagnon de route allait s’élancer après son sac et se noyer peut-être en le retirant. Mais le sac tomba au bord de l’eau, si bien que le forgeron put le recharger. Elle eut même la complaisance de l’aider ; après quoi elle disparut.

 

 

La demoiselle d’Héauville prenait différentes formes, comme on le verra dans le récit suivant que je tiens du même narrateur que le précédent [Alexandre Polidor vivant à Gréville, hameau de Fleury, en 1881].

Mon arrière-grand-oncle avait une jument blanche avec laquelle il allait porter des sacs de blé au marché, car alors les chemins étaient si étroits qu’on n’aurait pu se servir de charrettes comme on fait à présent. Il s’arrêtait parfois à boire en chemin avec des amis, et comme sa jument était docile et intelligente, il la renvoyait toute seule à la maison. Elle s’appelait Blanchemine et par abréviation Blanmine. Un soir qu’il avait ainsi envoyé Blanmine en avant et qu’il se rendait à pied chez lui en traversant la lande, il aperçoit tout à coup sa jument qui vient à lui en faisant des carousades, c’est-à-dire des sauts joyeux :
–  C’est toi que v’là, lui dit-il, vient t’en !
Mais la jument, au lieu de le suivre, rebrousse chemin et se prend à courir. Mon grand-oncle se met à sa poursuite. Elle le promène ainsi longtemps sur la lande, sans qu’il parvienne à l’attraper. Quand il fut à bout de forces, il s’assit sur une pierre, et après s’être un peu reposé, il se rendit chez lui, où il n’arriva qu’au grand jour.
–   Je ne sais ce qu’a Blanmine, dit-il, à ma tante. Elle court comme une folle sur la lande, je n’ai jamais pu l’attraper.
–  Blanmine ! dit ma tante ; elle est revenue hier soir comme à l’ordinaire ; elle est dans l’étable.
– Alors, dit mon oncle, c’est la Demoiselle qui m’a fait courir toute la nuit.

 

Jean Fleury, Littérature orale de la Basse-Normandie, 1884.