Marie-Charlotte Delmas

Auteure & scénariste - Historienne des croyances et superstitions populaires

Les Sauvageons de la forêt de Cailloux

Les Sauvageons, on le sait, on l’ignore plutôt, sont de très vieilles fées qui habitent, de temps immémorial, la forêt de Jailloux…
Il fut un temps où elles étaient belles, où l’amour fleurissait au vent de leurs robes légères, où les roses naissaient sous leurs pieds charmants. Maintenant, courbées par l’âge, tremblantes, grelottantes, ridées à faire peur, ridicules comme une mode finie, elles ont peine, en dépit de leurs bâtons, à se tenir sur leurs maigres jambes […] Certes, elles auraient pu, comme tant d’autres de leurs soeurs, moins vaillantes, changer de visage et jouer à la Vierge noire. Elles n’ont pas voulu. Elles ont préféré fuir à jamais ce monde nouveau qui les repoussait, se terrer en plein bois, renoncer au jour. Jailloux s’est trouvé tout à point pour les accueillir. Encore, si proscrites, elles parvenaient à se faire oublier ! Mais la méchanceté humaine, toujours à l’affût, n’a cessé de les poursuivre depuis que s’est envolé en fumée l’empire féerique. 

L’une d’elles avait un enfant, né de quelle extraordinaire rencontre, on ne l’a jamais su. Bien qu’issu d’une race maudite, élevé si tristement, il n’eut rien de l’espièglerie de son âge, il se plaisait à courir, en plein jour, sur la cime des plus hauts sapins. Des bûcherons l’aperçurent : 

– Comment faire, dirent-ils, pour l’attraper ? 

– Voici, répondit le plus malin de la bande, nous clouerons des souliers rouges sur le tronc d’un arbre. L’enfant mettra ses pieds dedans, il n’en pourra plus sortir, nous le prendrons bien vite !

 

Ah ! petits souliers rouges, que d’âmes vous avez perdues ! […] Les bûcherons, tout fiers de leur capture, le portèrent chez la mère de l’un d’entre eux, la femme Juvanon, si j’ai bonne mémoire. Je n’ai pas entendu qu’il fût maltraité. Nos paysans sont un peu brutes, point méchants au fond. Même ils ont bon coeur. Mais ce petit les inquiétait. Pas un cheveu sur la tête, pas une rose sur la joue. Jamais un sourire ! On eût dit un vieux. […] Une seule fois on réussit à le distraire. C’est quand Pierre-les-Dimanches, qui était un loustic, mit cuire sur le feu je ne sais combien de coquilles d’oeufs, vides, bien entendu.

L’enfant dit d’un ton plein de gravité :
– J’ai trois cents jours, j’ai deux mille ans
– Jamais n’ai vu tant d’tupains blancs.

Puis il esquissa une prodigieuse grimace et retomba dans son éternel silence. Ce sont, je crois bien, les seules paroles qu’on l’ait entendu prononcer. Elles suffisent toutefois à démontrer qu’il n’était pas muet, comme l’ont avancé témérairement des personnes mal informées.


Au reste, rien ne le tentait, ni la bouillie de maïs, ni les gaufres, ni les matafans. Un jour, pour lui délier la langue, on lui offrit de l’eau-de-vie blanche. Il n’y voulut point goûter, ce qui parut étrange, scandaleux, presque diabolique. Sa douceur n’en était pas moins merveilleuse. Il ne parlait pas, telle était apparemment sa fantaisie. Mais il ne gênait personne, se montrait docile, obéissant, et même, à l’occasion, rendait service. Cependant, il ne voulut jamais s’astreindre à balayer la maison. […]


Pourtant cela ne pouvait pas durer. Depuis longtemps l’enfant de la fée perdait des forces. Chaque matin, au lever, le trouvait plus pâle. À grand’peine pouvait-il encore se traîner jusqu’à la radieuse marmite aux pommes de terre, autour de laquelle tournaient ses rêves. Ce qui devait arriver arriva. Il mourut.


Il est mort, mort de tristesse, le coeur bien gros, l’enfant cocasse, ridé exsangue, qui ressemblait à un petit vieux, l’enfant sans cheveux, aux souliers rouges, qui n’a ri qu’une fois.
On n’osa pas l’enterrer en lieu saint. On l’enfouit sans façon, avec ses souliers, au pied d’un grand sapin, lequel ? tout le monde l’a oublié. Il n’y a peut-être que la lune qui s’en souvienne, la lune, et peut-être le vent.

 

[Gabriel Vicaire, Etudes sur la poésie populaire : légendes et traditions, 1902]